«Noir, c’est noir!»

Caméra-stylo, programme n°77 |


Film noir… Aujourd’hui très familière, cette expression est apparue pour la première fois après la Seconde Guerre Mondiale; elle était le fait d’un groupe de critiques français, qui découvrant d’un coup l’ensemble de la production hollywoodienne des années 1940-1945, lui trouvèrent comme un air de famille. Une fois n’est pas coutume, cette expression est ensuite passée telle quelle dans la langue anglaise!

C’est clair

Pour saisir ce qui a fait toute la spécificité de ce grand genre hollywoodien, il importe de revenir à la source. Le film noir a en effet pour antécédent le film de gangsters dont l’ancêtre du genre est sans doute «Cœur apache» (1912) de l’Américain David Wark Griffith, l’un des grands inventeurs du récit cinématographique. Avec l’avènement du Parlant (1927), le film de gangsters connaît alors son âge d’or et trouve sa forme canonique: «Scarface» (Howard Hawks, 1932) ou «Little Cesar» (Mervyn LeRoy, 1931) présentent une description manichéiste qui distingue clairement les bons des méchants, où le droit et la justice triomphent sans aucun ambiguïté — le gangster apparaissant comme une figure négative du rêve américain qu’il faut éliminer ou réformer.

Ça se brouille

Au seuil des années quarante, le film de gangster perd peu à peu de son évidence morale et devient alors ce que l’on appellera un peu plus tard le film noir. Surgit un personnage clef qui traduit bien ce glissement dans la part obscure des conduites humaines: le détective privé. Ni gangster, ni policier, les Marlowe et autre Spade jouissent d’un statu ambigu, s’accommodent parfois de petits arrangements que ne désavoueraient pas certains criminels. Dans le même esprit, les gangsters ne hantent plus les bas-fonds, mais appartiennent souvent au milieu à priori fort respectable des affaires. Déterminer ce qui est bien ou mal devient dès lors fort aléatoire. La crise morale suscitée par le désastre de la Seconde Guerre Mondiale est passée par là, une crise que le Maccarthysme va exacerber au début des années cinquante; à ce propos, il est passionnant de constater que ce sont des cinéastes européens émigrés souvent germaniques qui ont lancé le genre — Siodmak, Wilder, Lang, Preminger, etc..

Ça trompe

Cette incertitude des «valeurs» entraîne une évolution stylistique remarquable. Au contraire du film de gangsters qui visait à une pseudo-objectivité (une façon de faire passer comme une évidence les vertus supposées du système), le film noir, et c’est logique, met en avant le point de vue subjectif en privilégiant la narration à la première personne (le plus souvent celle du détective privé), ce qui bien évidemment sème le doute sur la véracité des faits et gestes décrits — «Le grand sommeil» (Howard Hawks, 1946), «Laura» (Otto Preminger, 1944). De même, le recours au noir et blanc avec une dominante sombre et contrastée, qui recycle les ombres portées chères à l’expressionnisme allemand du Muet, accentue le caractère nébuleux du «mal». Comme englués dans cette esthétique de l’incertitude, les «bons» ont aussi leur part d’ombre. La culpabilité devient une sensation commune, diffuse, et n’est plus de l’ordre du justiciable — «La soif du mal» (Orson Welles, 1958) en est le modèle le plus probant.

Ça revient

Au cours des «bienheureuses» années soixante, le film noir a connu une certaine désaffection. Surprise! au seuil des «seventies», le personnage du détective privé renaît de ses cendres, encore plus désabusé et cynique que par le passé — «La valse des truands» (Paul Bogart, 1969) «The Long Goodbye» (Robert Altman, 1973), «Chinatown» (Roman Polanski, 1974). Cette résurgence du genre coïncide parfaitement avec la vague de contestation qui heurte alors de plein fouet l’establishment. Au jour d’aujourd’hui, le film noir, certes dans une version nettement plus hard (sexe et violence), est redevenu très prisé et est sans doute à considérer comme une réaction cinglante, saine et amorale, au mythe de la mondialisation qui estourbit actuellement les consciences. Il importe cependant de distinguer dans ce «revival» une dimension ironique: les cinéastes jouent non sans virtuosité avec les références du genre; ce filmant, ils font plus de l’«histoire de l’art», qu’ils ne créent de nouvelles formes – «Fargo» (Joel Cohen, 1996), «L.A. Confidential» (Curtis Hanson, 1997), etc..

Vincent Adatte