Le Voyage des comédiens
Prix Spécial du jury au Festival de Taormina 1975 | Grand Prix du Festival de Salonique 1975 |
Prix de la F.I.P.R.E.S.C.I. au Festival de Cannes 1975 | Grand Prix du Festival de Londres 1976
de Theo Angelopoulos |
avec Eva Kotamanidou, Petros Zarkadis, Vanghelis Kazan, Kiriakos Katrivanos, etc.
Conçu sans trop de moyens, à la sauvette, Le voyage des comédiens constitue pourtant le plus beau, le plus émouvant, le plus grand film historique tourné à ce jour – et je pèse mes mots! jamais cinéma ne fut plus éthique…
1974: Théo Angelopoulos persiste dans sa volonté de résistance en reconstituant tout un pan d’Histoire (1939-1952) que le régime dit des Colonels s’évertue à faire oublier, et pour cause! prétextant la description de la vie quotidienne d’une troupe d’acteurs, le cinéaste reflète les conditions qui furent à l’origine de l’installation de la dictature… soit l’évocation du passé comme jugement de la politique actuelle.
Advient alors le miracle: attentif à tromper l’attention de la censure, Angelopoulos, à l’instar d’un Tarkovsky, «passe» par le symbole, et réalise ainsi le premier film politique réellement poétique, puisqu’il joue avant tout sur le pouvoir d’interprétation du spectateur.
Sillonnant la campagne grecque, une petite compagnie de théâtre donne en représentation un vaudeville «paysan», naïf, intitulé Golfo la bergère, les comédiens ne parviennent toutefois jamais à leurs fins, interrompus qu’ils sont par l’Histoire en marche… Une réduction symbolique dont ne peut se contenter le cinéaste: hors-scène, dans la vie de tous les jours, ils «seront joués» par le mythe tragique des Atrides – l’Orestie – à leur insu, bien évidemment!
S’opère de la sorte un double mouvement de révélation: d’une part se restitue le passé interdit; d’autre part, Angelopoulos veut faire échec à l’abstraction du mythe – dont se régalent toutes les rhétoriques de type totalitaire: c’est pourquoi, il lui confère épaisseur humaine en l’inscrivant dans une réalité historique, tangible.
Voyageant avec les comédiens, le spectateur plonge dans un espace-temps morcelé où règne apparemment un grand désordre… il n’en est rien: refusant l’ordre chronologique, son caractère, absolu, définitif, Angelopoulos, outre l’affirmation de son point de vue, fait valoir le droit irréductible à réviser l’Histoire.
De la sorte est-il à même de pratiquer le faux-raccord comme preuve éclatante d’un mensonge proféré à tout un peuple: la troupe semble au complet lorsqu’elle débarque en 1952 à la gare d’Aigion; s’articule alors la série de flashes-back qui prouve qu’il ne peut en être ainsi, puisque le passé fait littéralement mourir certains comédiens… Voilà comment se démasque le travail de l’idéologie totalitaire, quand celle-ci fait croire à l’unité d’un peuple, au mépris de son Histoire.
Le voyage… dure plus de trois heures: mais n’est-ce pas là juste le temps qu’il faut pour retrouver le bon usage de la mémoire?
O THIASSOS, Grèce, 1975, couleur, 3h35; programme n°4