Le Hasard
de Krzysztof Kieslowski |
avec Boguslaw Linda, Tadeusz Lomnicki, Zbigniew Zapasiewicz, Boguslawa Pawelec, etc.
Achevé peu avant le coup d’état fomenté par le général Jaruzelski, «Le Hasard» a traîné quelque six ans dans les placards de la Censure: fût-il moribond, un régime sacrifiant à Marx, à son déterminisme «salvateur», ne pouvait tolérer cette célébration de la Contingence, assénée qui plus est par un Krzysztof Kieslowski déjà au sommet de sa forme.
Mais gardons-nous de faire pour autant du metteur en scène polonais l’opposant type, lié à son temps, politiquement engagé, bref un porte-parole de circonstance… De fait, «Le Hasard» constitue une manière de manifeste qui vaut pour toute l’œuvre de Kieslowski, passée et à venir; livrant avec une limpidité inégalée la pensée profonde d’un cinéaste littéralement libre d’esprit!
Un conseil, accrochez-vous fermement aux prémisses du récit, car celles-ci éclairent avantageusement le sens de la future démonstration: alors qu’il étudie la médecine à Lodz, sa ville natale, le jeune Witek Dlugosz perd son père, un père qui l’a plus que conseillé dans le choix de ses études; s’estimant libéré, Witek croit pouvoir dès lors choisir sa voie. Décidé à interrompre ses études, il se précipite à la gare pour prendre le train de Varsovie… Avec une virtuosité extraordinaire, Kieslowski lui prédit alors trois destins, selon qu’il attrape ou rate son train, et dont le seul maître semble être le hasard.
Dans le premier cas de figure, Witek parvient à attraper son train: arrivé à Varsovie, il retrouve avec bonheur Czuszka, un amour d’enfance, mais adhère tout en même temps au parti communiste dont il devient un homme de main; jusqu’à ce jour fatal où il est amené à dénoncer un groupe d’opposants auquel appartient… Czuszka!
Sans transition, Kieslowski ramène son personnage à la gare de Lodz, le fait derechef recourir sur le quai: en vain cette fois, Witek rate son train, qui pis est… il se heurte dans sa course à un milicien. Condamné pour voie de fait, Witek se retrouve en prison où il se lie avec des militants catholiques proches de Solidarnosc; à sa sortie, il devient un opposant actif; jusqu’à ce jour maudit où, en son absence, tous ses camarades sont arrêtés… résultat, Witek passe pour un traître!
Mais, sans plus tarder, il doit endosser le troisième destin que lui a apprêté Kieslowski. Revenu en arrière, sur ce fichu quai de gare, Witek rate de nouveau son train, cette fois-là, il s’en accommode: il reprend ses études, se marie, fait des enfants, et mène sa carrière tranquillement, sans jamais prendre position; jusqu’à ce jour terrible où… nous n’en dirons pas plus!
Via ces trois récits qui s’interpellent avec brio, Kieslowski révèle tout de go, et le principe éthique régissant sa pratique, et la pensée qui fonde cette dernière: à savoir que le cinéaste se doit de respecter la réalité qu’il représente, aussi contraire soit-elle à son idéal; et que le hasard, ce fameux hasard, en fait tire sa toute-puissance de l’illusion que nous entretenons au sujet de notre liberté.
PRZYPADEK, Pologne, 1981, 1h57, couleur; programme n°6