«Lynch est ailleurs!»

Caméra-stylo, programme n°98 |

En 1966, alors qu’il étudie la peinture à la «Pennsylvania Academy of Fine Arts» de Philadelphie, David Lynch tourne à vingt ans son premier film pour deux cents dollars. Intitulé «Six figures», ce court-métrage en boucle d’une minute met en scène six personnages qui vomissent et dont les têtes prennent feu. Le tout est projeté sur un écran en forme de visage et est accompagné par le son d’une sirène. Habitant avec sa femme Peggy dans l’un des pires quartiers de Philadelphie, Lynch commence aussi à écrire le scénario du légendaire «Eraserhead», à partir d’une image qui lui est venue à l’esprit en contemplant le mur aveugle qui fait face à sa cuisine: celle d’une usine où l’on recycle le contenu de cerveaux humains pour fabriquer des gommes à crayon.

Apparences trompeuses

Trente-cinq ans et douze films plus tard (dont trois courts-métrages), Lynch habite sur les hauts d’Hollywood dans une vaste demeure (c’est celle qui est filmée au début de «Lost Highway») divisée en trois espaces: le premier, le plus secret, abrite son atelier de peinture et un atelier de menuiserie où il crée des meubles; le second, un studio d’enregistrement «pour bidouiller des sons» (ce sont ses propres mots); le troisième, un bureau, où il écrit et s’efforce de concrétiser ses projets… Comme dans les premières images de «Mulholland Drive» (et à l’instar de tous ses films d’ailleurs), mieux vaut se méfier des apparences: considéré en Europe comme un cinéaste des plus novateurs, l’auteur de «Elephant Man» constitue plutôt un objet de curiosité à Hollywood – preuve en est que Lynch doit sa survie artistique à l’apport de co-producteurs le plus souvent français (Ciby 2000, Le Studio Canal +).

Un cinéaste à deux visages

Le thème du double est au cœur de l’œuvre sinueuse de Lynch. Lui-même se partage entre deux tendances qui parfois travaillent au corps le même film – «Mulholland Drive» à nouveau. L’une consiste à faire surgir la face cachée d’une société américaine dont le puritanisme a maladivement privilégié le faux-semblant, avec ce que cela suppose d’accidents de parcours – viols, meurtres, sadomasochisme ambiant, qui constituent dès lors autant de très brutaux retours de manivelle (ou, pour les adeptes de Freud, du refoulé). Pour faire remonter à la surface de la vie cette dimension «souterraine», Lynch part de la pseudo norme pour révéler l’anomalie, le monstrueux. Le fameux plan-séquence d’ouverture de «Blue Velvet» en est comme le manifeste: en s’approchant de plus en plus près d’une pelouse parfaitement entretenue, la caméra débusque une «vermine» grouillante.

Une autre dimension

L’autre tendance – qui fait de «Lost Highway» et de «The Straight Story» («Une histoire vraie») deux films majeurs de l’histoire récente du cinéma – constitue une remise en question fondamentale de la notion, pourtant cardinale, de la temporalité. «Lost Highway» sidère complètement son spectateur en l’invitant à participer à une entreprise de dissolution du temps et de l’identité radicale. Plus serein, «The Straight Story» relativise d’une façon tranquille (comme à retardement) l’idée même de perception, instaurant une forme de cinéma inédit où la durée devient réellement une expérience pour le spectateur… Hollywood fait donc bien de se méfier!

Vincent Adatte