«Injustice est faite»
Caméra-stylo, programme n°167 |
Injustice est faite! Le thème du deuxième cycle de l’année de fête de Passion Cinéma a suscité une cohorte inépuisable de films de tous les pays, de toutes les époques. En 1899 déjà, un an après la publication du fameux «J’accuse» d’Emile Zola dans le quotidien l’Aurore, le pionnier Georges Méliès ouvre le tir en tournant «L’Affaire Dreyfus» qu’il reconstitue en onze tableaux d’une à deux minutes chacun, sans cacher le moins du monde ses sympathies dreyfusardes, alors même que le pauvre capitaine vient d’être condamné à l’issue de son second procès-mascarade! S’échappant comme d’une boîte de Pandore, toutes les injustices du monde viennent dès lors s’immiscer dans des millions et des millions de photogrammes, à l’exemple du glorieux portier dégradé en dame pipi, du fait de son trop grand âge, dans le chef-d’œuvre muet de Murnau, «Le Dernier des hommes» (1924). C’est une réalité, le cinéma se nourrit beaucoup du spectacle de l’injustice, qu’il s’agisse de séries B, de films d’auteur ou de superproductions. Et les classiques qui transcendent cette problématique sont légion: «Les Temps modernes» (1936) de Charlie Chaplin, «Les Raisins de la colère» (1940) de John Ford, «Dies Irae» (1943) de Carl Theodor Dreyer, «Le Voleur de bicyclette» (1948) de Vittorio de Sica, «Les Amants crucifiés» (1954) de Kenji Mizoguchi, «L’Etoile cachée» (1960) de Ritwik Ghatak, n’en jetez plus!
Antidote ou aiguillon
Pour quelle raison s’abreuve-t-on avec autant d’assiduité et d’empressement à ce flot de larmes cinématographiques ininterrompu et souvent rougi de sang? Certains invoquent les mannes philosophiques d’Aristote et sa fameuse catharsis censée nous purger de nos passions. Si leur assertion se révélait exacte, nous serions dès lors très mal pris. A titre personnel, l’idée que le spectacle répété de l’injustice par film interposé agit comme un antidote insidieux à notre penchant pour la révolte et la rébellion m’est très peu sympathique, voire assez insupportable! Pour ma part, je ne peux envisager que les chefs-d’œuvre listés ci-dessus créent plus une accoutumance à la passivité qu’ils n’aiguisent et n’aiguillonnent notre capacité à l’indignation. En brave cinéphile idéaliste, je préfère de loin penser que nous ne nous lasserons jamais de voir en action l’injustice, pour garder intacte le fond d’utopie qui stagne au plus profond de notre être!
Injustices plurielles
Fort de cette certitude, le cycle de Passion Cinéma convoque l’injustice à cinq audiences cinématographiques très diverses: comment se résoudre à mourir à un âge inacceptable («Bouton» de Res Balzli)? Pourquoi eux et pas moi? («Nel Giardino dei Suoni» de Nicola Belluci)? Où trouver la force de survivre dans une société parfaitement inégale («Winter’s Bones» de Debra Granik)? Du côté du cinéma de genre, le cinéaste suisse Michael Steiner ressuscite dans «Sennentuntschi» une vieille légende alpestre scandaleuse, qui dit très bien sur le mode horrifique la misère sexuelle des hommes et son cortège de violences infligées aux femmes. Enfin, nous ferons confiance aux frères Coen pour dégommer la légende d’un Ouest pacifié par la justice («True Grit»). Usant de leur registre pince-sans-rire à nul autre pareil, ils nous rappellent fort à propos que l’Etat de droit s’est toujours fondé dans la violence, avec la malédiction que cela suppose!
Vincent Adatte